Gérald Andrieu faisait partie de ces journalistes politiques dits « de salon ». Un statut dont a voulu s’émanciper cet ancien de Marianne. Pendant cinq mois, le journaliste a enfilé ses chaussures de marche pour parcourir 2000 km de frontière française et rencontrer ces électeurs bien loin des préoccupations des médias traditionnels. Son livre, Le Peuple de la frontière, recueille la parole libre de ces habitants en marge, avec la volonté de raconter sans jugement.

Gérald Andrieu. Crédit photo : Hannah – Le Cerf

Dès les premières pages de votre ouvrage, vous fustigez ces journalistes qui “côtoient au plus près les prétendants au trône sans jamais discuter avec ceux qui décident s’ils le méritent”. Le journalisme politique de presse nationale est-il actuellement cantonné à l’élite journalistique ?

Les journalistes politiques et les responsables politiques viennent du même monde, ou du moins ils finissent par fréquenter les mêmes lieux. La proximité est forte. Parmi les diplômés de Science Po, certains deviendront politiques, d’autres journalistes, ils se retrouveront plus tard. J’ai parfois participé à des déjeuners de groupe entre journalistes et dirigeants politiques qui n’ont pas le temps pour des entretiens individuels. Nous recueillons donc tous les mêmes propos, comme un seul homme. Pourquoi les gens s’intéressent de moins en moins à la politique ? Si les raisons sont multiples, la manière dont les journalistes la racontent en fait partie.

A quoi ressemble la couverture de la présidentielle d’un journaliste politique de presse nationale ?

Pendant un an, j’ai voyagé et passé mon temps à coller aux basques des candidats. Je suivais Jean-Luc Mélenchon, Eva Joly et François Hollande. La recette de l’article était souvent la même : il suffit de passer une demie journée avec un candidat, récupérer trois phrases de son entourage, s’appuyer sur un sondage, ajouter une référence historique, le tout mêlé à une intuition de départ et le tour est joué. Ca devient vite abrutissant. Je n’envisage ce métier qu’à partir du moment où l’on fait vivre le débat et le pluralisme des idées. Or, le journalisme politique actuel cultive une pensée convenue, orthodoxe.

Comment avez-vous rompu avec ce monde ?

Quand j’étais rédacteur en chef du site web de Marianne, j’épluchais les nouvelles dès le matin depuis chez moi et je quittais la rédaction souvent tard le soir. Ça n’était peut-être pas le travail le plus épanouissant que peut offrir ce métier. Je comprends que cela puisse plaire à certains, mais avec ce livre, et cette démarche consistant à prendre le temps, j’ai le sentiment de proposer un contenu plus satisfaisant. J’ai en tout cas rompu avec les travers du journalisme politique actuel : l’immédiateté, le manque de proximité avec les électeurs. Je choisissais où je voulais aller : à un embranchement, si tel paysage me plaisait plutôt qu’un autre, j’y allais. Beaucoup de confrères m’ont confié qu’ils partageaient mon analyse et qu’ils enviaient un peu cette expérience.

Pourquoi choisir de ne pas débattre et de rentrer dans la contradiction avec les gens rencontrés ?

Je voulais donner la parole sans juger, il y a une grande place pour le verbatim dans mon livre. En revanche, les conversations pouvaient être rudes. Mais je ne le fais pas transparaître dans le livre car ce n’était pas mon rôle. Je ne suis pas allé rencontrer les gens pour leur dire “vous pensez mal”, j’ai juste voulu montrer comment ils pensaient. Le responsable politique, lui, a accès à la parole tout le temps, chaque mot est minutieusement choisi, le contredire va de soi, il s’agit d’obtenir un propos moins maîtrisé, moins calibré. Ces gens-là n’ont pas accès à la parole. C’était souvent la première fois qu’ils rencontraient un journaliste de leur vie. Il arrivait qu’ils ne me demandent même pas pour quel média je travaillais !

Je ne suis pas allé rencontrer les gens pour leur dire “vous pensez mal”, j’ai juste voulu montrer comment ils pensaient.

Comment avez-vous appréhendé les conversations avec les citoyens adhérant aux idées du Front National ?

J’ai voulu décrire ce qui amène les gens à voter Front National. Le journalisme moralisateur à l’égard du FN a été pratiqué pendant 30 ans et je ne suis pas sûr qu’il ait obtenu de grands résultats : le vote FN n’a jamais été aussi haut. On l’oublie parce que le Front National se déchire aujourd’hui, mais il a réalisé lors de cette présidentielle le score le plus élevé de sa courte histoire. 

En cinq mois de marche en solitaire, vous avez dû beaucoup philosopher ! Quel bilan tirez-vous de toutes ces rencontres ?

Au-delà du fait que votre corps produit des endorphines, marcher de longues heures seul dans des zones quasi désertes vous donne envie de rencontrer l’autre. J’étais donc très à l’écoute, et tant mieux, car la tâche première du journalisme est de raconter les gens. Ce que je constate, c’est que les Français sont d’une gentillesse sans nom, même s’il y a évidemment d’importantes craintes : crainte de l’avenir, du chômage, des migrants, sur la qualité de l’éducation offerte à leurs enfants, etc. Ils n’ont en tout cas rien à voir avec ce mouvement perpétuel préconisé par Emmanuel Macron et sa majorité. Ils aspirent à de la protection. Il faut entendre ces peurs. Certaines sont peut-être fantasmées, mais d’autres sont bien légitimes.

Vous dites que ce livre vous a redonné goût au métier de journaliste. Quels sont vos projets maintenant ?

Pourquoi ne pas continuer dans le journalisme d’immersion, le long, le lent ? J’aimerais peut-être pousser à son maximum cette logique consistant à ralentir, c’est-à-dire jusqu’à ne plus bouger du tout ! Il faudrait trouver un lieu, une commune, une entreprise, ou que sais-je encore, et en explorer le moindre recoin. Hélas, le journalisme de ce genre-là n’est pas ou peu pratiqué car il coûte cher. Qui aujourd’hui, en presse écrite, dispose de cinq mois de reportage sur un seul et même sujet, comme j’ai pu y avoir droit ? Mais il y a une place et des lecteurs pour cette façon d’appréhender le métier. J’ai envie d’y croire.

Propos recueillis par Julie Lassale