La rentrée médiatique 2017 se fait en compagnie de nombreuses figures politiques, s’affichant en tant que chroniqueurs à la télévision, comme à la radio. Cette voie n’est pas à sens unique, puisque certains journalistes optent pour le poste de porte-parole. Alors que la porosité des frontières entre journalisme et politique est un fait depuis de nombreuses années, l’hybridation des carrières semble être une nouvelle dynamique à prendre en considération. 

L’avis de Noël Mamère sur la frontière entre journalisme et politique

Acte I. Être député, rester journaliste : le cas François Ruffin

En bas de Une, une mention énigmatique apparaît sur le numéro de décembre-janvier 2016 du journal alternatif, indépendant et engagé, Fakir : « Notre red’chef candidat ? Pourquoi pas. » À l’intérieur, les mots de François Ruffin, ledit « red’chef », évoquent la possibilité de se présenter aux législatives et décrivent point par point ce qu’il ferait en campagne.

Le 14 décembre 2016, sur sa propre chaîne YouTube, il met en ligne son premier bulletin, sorte de podcast filmé, assis derrière son « bureau de député ». Le 18 juin 2017, il accède à l’Assemblée.

Mais devenir politique, pour François Ruffin, ce n’est pas un renoncement : loin de s’éloigner du journalisme, il revendique son double-rôle, se collant lui-même l’étiquette de député-reporter au micro de Jean-Jacques Bourdin sur RMC.

« Je me considère toujours comme votre collègue. Parlementaire, ce n’est pas un métier. Mon métier, ça reste journaliste, et je continue à l’effectuer bénévolement pour mon journal », déclare-t-il face aux manifestants de France Télévisions, qui protestaient contre les 50 millions d’euros de coupes budgétaires voulues par l’État, le mardi 17 octobre 2017.

Pour Alexis Lévrier, historien des médias et auteur du livre Le contact et la distance: Le journalisme politique au risque de la connivence, ce cas de député-journaliste n’est pas une exception de l’histoire : « Sous la IIIe République, des députés-journalistes, je crois que c’est de l’ordre de 5-7%. C’était quelque chose de très fréquent. »

Mais maintenant, à l’heure où la collusion entre les pouvoirs politiques et les médias fait couler toujours beaucoup d’encre – certes, il y avait Les Chiens de garde en 1937, de Paul Nizan, mais Serge Halimi, entre autres, a relancé la machine de plus belle avec Les Nouveaux Chiens de garde, 60 ans plus tard –, certains voient d’un mauvais œil un tel cumul de fonctions.

Journaliste engagé

C’est le cas, d’ailleurs de Jean-Jacques Bourdin, qui ne manque pas, face à Ruffin, de fustiger cette prise de position : « Vous pensez qu’on peut être journaliste et politique en même temps ? Je vous le dis tout de suite, je n’y crois pas du tout. »

Mais sans doute, l’animateur commet-il une confusion. Car François Ruffin n’est pas seulement journaliste, c’est un journaliste engagé, à la tête d’un bimestriel très clair sur sa ligne bien à gauche. Fakir est déjà un acte politique à part entière.

« Mon engagement est journalistique, d’abord, avec la création de Fakir en 1999. […] Je suis un révolté individuel », confiait François Ruffin au site Regards.fr.

« Il n’est pas payé par le contribuable, il n’est pas dans un service public, il n’est pas dans un journal généraliste », nuance Noël Mamère, qui a abandonné la voie journalistique après avoir été élu maire écologiste de Bègles en 1989. Lui-même avait conservé son statut de journaliste durant les trois premières années de son mandat, présentant alors… une émission militante, « Résistances », sur Antenne 2.

« Ça fait 17 ans que je fais de la politique et je fais de la politique sans avoir la nécessité de m’encarter. C’est quelque chose qui n’est pas naturel pour moi ni pour ma génération », déclarait ainsi François Ruffin, au micro de Léa Salamé sur France Inter, quand lui est posée la question de sa possible présentation aux législatives.

L’accession au poste de député par François Ruffin apparaît comme une étape logique dans sa démarche, à savoir militer pour que les plus faibles aient droit à un regard dans les médias. C’est ce qu’il a fait avec son film Merci Patron !, en suivant la famille Klur et en l’aidant à combattre le financier Bernard Arnault, puis avec Nuit Debout, où il encourageait les révoltés de la loi El Khomri à combattre l’indifférence.

Deux combats qui se rejoignent et que François Ruffin mentionne à tout-va : « Moi je suis prêt à toutes les armes pour combattre la finance. Le changement de discours, ce n’est pas maintenant. Mon adversaire, c’est toujours la finance, et mon adversaire c’est aussi l’indifférence. […] C’est la même bataille », lançait-il à Léa Salamé sur France Inter.

Journaliste en immersion

Le documentaire, le journalisme et la politique sont autant de formes que prend l’activisme à la Ruffin. Être député communique directement et logiquement avec sa fonction de journaliste engagé – en d’autres termes, « journaliste politisé » – car être dans l’Assemblée, c’est être pour lui, non seulement sur le terrain mais aussi dans l’équipe : c’est être un journaliste en immersion.

Son matériel vidéo, c’est celui des séances publiques, et lorsqu’il fait état des opprimés dans son intervention, il va les voir, en reportage. Jeudi 19 octobre 2017, il fait une investigation de terrain, à l’hôpital psychiatrique Philippe Pinel d’Amiens, pour constater par lui-même la précarité subie par les patients.

Il en parlait déjà au micro de Jean-Jacques Bourdin en juin 2017 : « Les malades se retrouvent dans des chambres où il n’y a même plus la place pour une table de nuit tellement on sert les lits. Apparemment. » Pour le vérifier, donc, il en vient au reportage et récolte des témoignages. C’est de la politique par voie journalistique.

Conciliant les fonctions journalistiques et politiques, François Ruffin double forcément sa charge de travail. Ce qui peut rendre incompatible ce cumul, et reste donc à voir si cette démarche se fera à long terme. « Désolé mais je ne répondrai pas, faute de temps et d’énergie », avait-il rétorqué à notre demande d’interview. « Je refuse tous les jours un paquet d’interviews. »

Le Rubicon à ne pas franchir est celui des médias généralistes, à savoir les émissions voulues objectives, sans parti pris. Il n’y aurait donc a priori rien de choquant dans la volonté de François Ruffin de cumuler sa fonction politique et son rôle journalistique, qui s’inscrivent en fait dans la même démarche.

« [Allier journalisme et politique,] ça me pose aucun problème dans la mesure où c’est dit, où c’est clair », admet Alexis Lévrier en analysant le cas Ruffin. Et c’est à niveau-là que les choses se corsent.

Acte II. De l’édito à l’Élysée : les journalistes convertis

Le mardi 29 août 2017, la twittosphère est en ébullition. Au petit matin, tous les regards sont tournés vers le compte twitter d’un certain journaliste, Bruno Roger-Petit. Les minutes passent, les tweets disparaissent un à un. Soudain, un message d’erreur apparait : « Désolé, cette page n’existe pas ! ». Le compte twitter de Bruno Roger-Petit a été supprimé.

Quand Bruno Roger-Petit se volatilise…

Alors que les rumeurs enflent sur la toile et dans les couloirs des rédactions, l’Élysée officialise dans la matinée par le biais d’un communiqué : « Bruno Roger-Petit est nommé conseiller, porte-parole de la Présidence de la République, à compter du 1er septembre 2017. Il aura pour mission de relayer la parole publique de l’Élysée, et utilisera pour ce faire tous les moyens à sa disposition, notamment le compte twitter de la Présidence. »

Profession journaliste-conseiller du Prince

Plus de doute, Bruno Roger-Petit est désormais conseiller et porte-parole d’Emmanuel Macron. L’annonce est vivement critiquée sur la toile en quelques minutes. Dans un premier temps, les articles relatent les faits. Puis vient l’heure de l’analyse et des critiques d’après coup, car cette nomination vient brouiller une fois de plus la frontière entre journalistes et politiques. Le débat sur la connivence des médias et des politiques est relancé. Plus que l’homme, c’est bel et bien la profession qu’il occupe qui crée la polémique.

Hasard du calendrier, le 1er octobre 2015, Bruno Roger-Petit était interrogé sur le sujet au micro d’Europe 1. « Est-ce qu’on peut avoir un regard objectif sur la politique quand deux ans après on va se retrouver au service d’un homme politique ? », interroge Jean-Marc Morandini. Alors que Bruno Roger-Petit vient d’être nommé conseiller et porte-parole de la présidence le 29 aout 2017, la question prend aujourd’hui tout son sens.

Pour l’intéressé, cette position n’a rien de choquant. Comme il le rappelle, Bruno Roger-Petit est journaliste politique depuis 27 ans. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris en 1987, il devient grand reporter au service politique intérieure d’Antenne 2 puis présentateur des journaux de « Télématin » et du « Journal de la nuit ». Ces dernières années, Bruno Roger-Petit collabore à L’Obs puis à Challenges, où il rédige des papiers politiques pour le site pendant la dernière campagne présidentielle. Là est le cœur du problème, la confusion entre journalisme et politique.

Pour Alexis Lévrier, le cas Bruno Roger-Petit est problématique. « Il n’a jamais dit pendant toute la campagne présidentielle qu’il était à ce point proche des époux Macron, et qu’il était sur le point de passer de leur côté parce que c’était préparé longtemps à l’avance. Il mentait à ses confrères et à ses lecteurs », observe l’historien des médias. Pendant toute la campagne présidentielle, l’objectivité préconisée en 2015 par Bruno Roger-Petit dans ce cas de figure était alors totalement absente. En mars 2017, la Société des journalistes (SDJ) avait même dénoncé « la fréquence bien plus élevée » des publications « pro-Macron, défavorables à ses adversaires qui annihile totalement la tentative de rééquilibrage ». Pour reprendre les termes du désormais conseiller et porte-parole de l’Élysée, « en lisant bien en creux » les papiers publiés par ce dernier sur Challenges.fr, son « engagement il est là, [son] parti pris il est là ».

Combattre l’ambiguïté

La nomination de Bruno Roger-Petit est loin d’être un cas isolé et ce passage du journalisme à la politique n’est pas récent. Georges Clemenceau, Jean Jaurès ou Léon Blum, tous ont emprunté la voie du journalisme avant d’embrasser la carrière politique qu’on leur connaît.

Les exemples récents ne manquent pas : Thierry Pfister, journaliste passé conseiller du Premier ministre Pierre Mauroy en 1981, Claude Sérillon, journaliste à France 2 devenu conseiller de François Hollande en 2013, Hélène Fontanaud, responsable du service politique d’Europe 1 devenue responsable de la communication du Parti socialiste la même année ou plus récemment, Laurence Haïm, correspondante aux États-Unis pour i-Télé devenue porte-parole d’Emmanuel Macron en pleine campagne présidentielle… La liste est loin d’être exhaustive.

La frontière entre journalisme et politique a toujours été plus ou moins poreuse. Une porosité nécessaire, comme le souligne Alexis Lévrier. « Pour reprendre la formule d’Hubert Beuve-Méry, « le contact et la distance », le journaliste qui se prive du contact avec la politique n’a pas d’information et les politiques ont besoin du journaliste pour relayer leur message et lui donner du sens. La porosité, les passages d’un monde à l’autre sont inévitables. Simplement, il faut de la clarté et de la transparence », explique-t-il.

« Pour revenir sur le dernier exemple en date, Bruno Roger-Petit, on savait qu’il était le seul journaliste présent à La Rotonde [Emmanuel Macron y a fêté sa victoire au soir du premier tour, le 23 avril 2017, ndlr]. On connaissait sa proximité avec les Macron. Le fait qu’il devienne porte-parole n’est pas gênant en soit ; c’est l’ambiguïté qui a précédé qui pose problème », conclue Alexis Lévrier.

Pour l’historien des médias, c’est donc l’ambiguïté qu’il faut combattre. Car comment exercer librement son métier de journaliste politique en présence de relation consanguine politico-médiatique consommée ?

De l’autre côté du miroir

Pour répondre à ce dernier point, nombreux sont les journalistes qui ont décidé de mettre un terme à leur profession pour se consacrer pleinement à la politique. C’est notamment le cas de Noël Mamère. Comme il le rappelle, il a cessé d’avoir sa carte de presse « le jour où les 51% de ses revenus ne venaient plus du journalisme ».

Françoise Degois, autre figure à avoir franchi le Rubicon, tente d’expliquer les raisons de ce phénomène. Invitée au débat du jour sur RFI, le 6 septembre 2017, l’ancienne journaliste politique de France Inter devenue conseillère de Ségolène Royal en 2009 souligne la fascination réciproque qui existe entre journalistes et politiques. Surtout, elle met en avant que « lorsque vous êtes journaliste, vous commentez, vous voyez et puis vous avez envie de faire, aussi ; c’est ce qui motive le passage de l’autre côté du miroir », assure-t-elle.

Aujourd’hui, Françoise Degois n’accepte plus l’appellation de journaliste. « Je ne redemanderai jamais ma carte de presse et je ne veux pas. Je suis ce qu’on appelle un « opinion maker ». Quelqu’un qui a une certaine expérience dans certains domaines et qui vient exprimer cela à la télé ou à la radio. Le journaliste, c’est quelque chose de très particulier : on traite les faits. »

Les exemples précédents révèlent que le passage du journalisme à la politique seraient envisageables sous une condition : le non-retour. « S’il y a aller-retour, on ne peut pas revenir du côté du journalisme politique. On en revient changé, marqué politiquement » estime Alexis Lévrier.

Clarté, transparence, subjectivité assumée et aller sans retour… Tous ces éléments devraient être les qualités requises du journaliste politique qui flirte avec le pouvoir. Alors que les deux mondes sont constamment décriés par les Français, la défiance du public est davantage renforcée par leur proximité. Mais les journalistes ne sont pas les seuls pointés du doigt. Un chassé-croisé permanent alimente cette confusion, les politiques eux-mêmes décident de changer de camps.

Acte III. Fin de vie politique : la réincarnation médiatique

Début septembre 2017, une conférence de presse de présentation des ordonnances du code du travail est organisée par Matignon. Plusieurs journalistes sont réunis dans la salle pour s’adresser directement au Premier ministre Édouard Philippe.

Une voix féminine l’interpelle, se présentant comme chroniqueuse des « Terriens du dimanche », émission présentée par Thierry Ardisson sur la chaîne C8. Cette dernière n’est autre que Raquel Garrido, avocate et porte-parole de la France insoumise. Pourtant, la chroniqueuse est bel et bien présente à cette conférence de presse où seuls les journalistes titulaires de la carte de presse et accrédités sont autorisés à se rendre.

Là, les critiques fusent. Raquel Garrido est-elle présente à cette conférence de presse comme chroniqueuse en tant que telle ou comme militante insoumise ? « Il y a vraiment une confusion des genres », assure Alexis Lévrier.

Chassé-croisé

Fin août, à chaque nouvelle rentrée médiatique, s’installe un véritable mercato interprofessionnel : Henri Guaino, Jean-Pierre Raffarin, Julien Dray… Tous ces politiques abandonnent leurs fonctions pour les ondes, et tout ça pose quelques questions d’ordre déontologiques.

« Quand je vois que des politiques deviennent chroniqueurs, je me lamente de la fonction de journaliste », fustige Noël Mamère. Car oui, les chroniqueurs envahissent déjà les plateaux télé et les émissions de radio. Mais quel risque implique une invasion dans l’invasion, par les politiques ? Le risque, c’est qu’ils se font souvent les relais d’un parti, d’une idéologie, et peuvent participer ainsi à un endoctrinement.

L’ex-politique Roselyne Bachelot critiquait elle aussi dans 20 Minutes la position délicate de Raquel Garrido, porte-parole insoumise et chroniqueuse : « Elle ne fait plus de l’information ou de la chronique, mais de la désinformation en présentant une manifestation comme un succès – d’autant que tous les observateurs ont convenu que c’était une déception. »

Politiques en reconversion

Roselyne Bachelot a pourtant suivi cette même voie. En 2012, c’est elle qui amorce la tendance : exit le ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale, place aux plateaux TV notamment C8 (anciennement D8), RMC et LCI, où elle co-anime depuis la rentrée, « La République LCI », avec Julien Arnaud.

« Ce qu’on oublie, c’est que contrairement à certains aujourd’hui, je ne sortais pas d’une défaite électorale, j’avais vraiment décidé d’arrêter la politique », explique Roselyne Bachelot dans une interview accordée à L’Obs le 26 aout dernier. Défaite électorale, peur de l’oubli médiatique… Les motivations qui poussent ces ex-politiques à la reconversion journalistique sont bien souvent évidentes. Il n’y a qu’à prendre l’exemple d’Henri Guaino, éliminé aux législatives en juin dernier et désormais éditorialiste sur Sud Radio.

Mais alors peut-on véritablement parler d’ex-politique ? Pour Roselyne Bachelot, « l’abandon de la vie politique doit être total, sans retour possible ».

Une position qui semble primordiale pour éviter que les reconvertis de la politique continuent de distiller un certain parti pris, une certaine façon de penser.

Autre fait notable : en 2012, l’ESJ Paris, une école privée de journalisme, a créé en son sein une branche « Médias et communication/relations presse ». En septembre 2017, une nouvelle recrue gagne les rangs de cette section : Aurélie Filippetti, qui « œuvrera notamment à la direction de la formation en communication institutionnelle aux côtés de Jean-Luc Mano [directeur de cette section, ndlr] », comme l’annonce le site de l’école.

Elle-même ancienne ministre et chroniqueuse depuis cette année également sur RTL, dans l’émission « On refait le monde », elle est une incarnation flagrante de l’immersion dans le journalisme de figures politiques (même si elle a été récemment exclue du Parti socialiste, le 13 octobre 2017).

Finalement, la frontière qui tendrait à s’effacer, ce n’est pas forcément celle entre le journalisme et la politique. C’est surtout celle entre le journalisme et la communication.

Valentin Gény et Sacha Rosset