2017 ou la guerre des chiffres. Pour la première fois, huit instituts de sondages ont commenté l’élection présidentielle. L’arrivée d’Odoxa et Elabe, nouveaux chouchous des médias bouscule la concurrence. Conséquence ? Les sondages aux méthodes opaques déferlent sur des journalistes politiques mal armés.

« Je ne peux pas vous parler d’Opinion Way, j’imagine que vous comprenez pourquoi… » Alain Garrigou, chercheur et cofondateur de l’Observatoire des sondages, était plus loquace lorsqu’il accusait l’institut de truquer ses données dans un article du Monde. Alors pourquoi un tel excès de prudence ? En avril 2017, Alain Garrigou a été nommé à la commission des sondages, l’autorité de contrôle des instituts depuis 1977.

Opinion Way, Elabe, Odoxa, leurs noms ne peuvent échapper aux lecteurs. Depuis quelques années, ces instituts se sont taillé une place de choix dans le paysage médiatique. « Ce sont de plus petits instituts de sondage dont le modèle économique repose davantage sur les enquêtes low cost. Par exemple, OpinionWay a été le premier à ne réaliser quasiment que des enquêtes en ligne », explique Nicolas Kaciaf, maître de conférence à Science Po Lille et auteur de Les pages politiques.

Laissez passer les nouveaux !

Des petits nouveaux qui ne sont pas les bienvenus. « Avant il fallait partager le gâteau en cinq, maintenant il faut le couper en huit », explique Lionel Poussery, journaliste et réalisateur du documentaire « Secret de Sondages » pour Envoyé Spécial diffusé en avril 2017.

L’institut Odoxa, co-fondé en 2014 par le chroniqueur et ancien membre de l’institut BVA Gaël Sliman, n’est pas épargné. « Odoxa, c’est peut être le moins transparent et le plus déprécié. On leur reproche une éditorialisation de leurs enquêtes d’opinion. Ils posent des questions un peu cash, comme par exemple « Le Parti socialiste est-il fini ? » Ils sont plus provocants », continue le journaliste. Plus provocants mais aussi plus pratiques car l’institut mâche le travail des journalistes à travers des notes détaillées publiées sur son site.

« C’est comme s’il s’agissait de multiplier les sondages pour renforcer leur crédibilité » Nicolas Kaciaf, chercheur

Avec ces nouveaux acteurs, les sondages se multiplient. « Il y a une augmentation quantitative du nombre d’études publiées, c’est un paradoxe comme s’il s’agissait de multiplier les enquêtes afin de renforcer leur crédibilité », souligne Nicolas Kaciaf. Selon Acrimed, au moins 375 sondages sont parus en 2012 contre 500 en 2016 et 266 rien qu’entre le 1er janvier et le 6 avril 2017. « Je comprends qu’il y ait un ressenti de saturation. Une fois qu’on a dit ça, le véritable enjeu pour moi est de savoir si les sondages ont été fiables », admet Brice Teinturier, directeur général délégué de l’institut de sondages Ipsos depuis 2010.

En avril 2017, Odoxa et Elabe, né en 2015, participaient à leur première élection présidentielle. Un premier succès pour ces jeunes boîtes quand les autres portent encore l’échec de 1995 et 2002. Dommage que le bilan de la primaire de la droite ait été plus mitigé. François Fillon a pris de court les instituts qui n’ont pas su anticiper la progression du Premier ministre. « Alain Juppé garde son avance de 14 points sur Nicolas Sarkozy (…) François Fillon (15%) accède à la 3e place », estimait un sondage OpinionWay, publié le 3 novembre 2016, soit deux semaines avant le premier tour des primaires. Encore raté ! « Comme on sonde auprès d’une population très proche idéologiquement, il suffit d’un déplacement de quelques milliers de voix pour produire des évolutions assez significatives », explique Frédéric Micheau, directeur du département opinion et politique.

Sondages partout, contrôles nulle part !

Leur quantité augmente mais qu’en est-il de leur qualité ? Dans Le Figaro, daté du 12 octobre 2017, le quotidien titre « Laurent Wauquiez, ultra favori à la présidence des Républicains ». L’article s’appuie sur un sondage Odoxa avec un panel de 992 personnes. Parmi elles, seules 133 sont sympathisants LR. Ainsi, les 78% qui voteraient Wauquiez représentent un suffrage de… 103 personnes. C’est ce qui est appelé un sous-sous échantillon. Ce type de méthode est fréquent notamment pour les sondages partisans où seulement une partie de l’électorat est interrogée.

Comment appâter les sondés ? Bénéficient-ils d’une quelconque rémunération ? « Ça dépend. Sur internet, les panélistes peuvent participer à une loterie ou obtenir des points qu’ils peuvent convertir en cadeaux, on parle de quelques centimes d’euros », répond vaguement Frédéric Micheau. Un système qui peut poser quelques problèmes déontologiques : « est-ce que la personne va répondre en tant que citoyen ou par appât du gain ? » s’interroge Nicolas Kaciaf.

La culture du secret. Voilà derrière quoi les instituts de sondage aiment se planquer. Une loi a été votée en 2016, portée par Hugues Portelli, à l’époque sénateur du Val d’Oise et le sénateur du Loiret, Jean-Pierre Sueur. Elle dispose que les instituts doivent publier les critères de redressements – une opération consistant à modifier les résultats bruts du sondage afin d’en renforcer la qualité méthodologique. Cependant, seul Opinion Way accepte de jouer le jeu et de publier ses données dans les médias. Les autres se contentent de les afficher sur leur site. « En 2012, Mélenchon avait contesté les sondages et a demandé à voir les chiffres bruts. Il avait été retoqué par le Conseil d’État qui lui avait dit qu’il y avait une sorte de secret professionnel », se souvient Lionel Poussery.

« Certaines enquêtes échappent au contrôle » Lionel Poussery, journaliste

Opacité, rémunération et échantillonnage réduit, les sondeurs s’arrangent à leur manière pour limiter les frais. Mais pas de quoi affoler la commission des sondages puisque « jamais la bonne foi des instituts n’a été mise en cause », jure Jean-Pierre Pillon, secrétaire de l’institution. Le rôle de cette commission ? Surveiller les sondages publiés ou  ayant un lien avec le débat électoral. « Un contrôle systématique opéré par trois experts indépendants », explique Jean-Pierre Pillon. En réalité, l’organisme sévit rarement. C’est ce que constate Lionel Poussery dans son reportage « Secrets de sondages ». « La commission n’a pas tous les outils et certaines enquêtes publiées échappent à leur contrôle », explique-t-il. Pour lui, « la commission a protégé des instituts pendant des années. Je ne vois pas de collusion entre les deux mais plutôt une forme de connivence ».

« Une relation de confiance avec les instituts »

Pourtant, du côté des journalistes politiques, on préfère fermer les yeux. « Nous avons une relation de confiance avec les instituts notamment quand on travaille sur la longueur avec en l’occurrence Elabe, explique Ruth Elkrief, de BFM TV. On parle le même langage. On se base aussi sur la réputation des instituts sur la durée et la qualité sur le long terme. » Long terme ? L’expression fait tiquer quand on sait qu’Elabe est né en 2015. Ce qu’on sait moins, c’est que l’institut a été créé par Bernard Sananès, ancien directeur de l’institut CSA qui travaillait avec la chaîne depuis des années.

Une relation de « confiance ». Fausse naïveté de la part des journalistes ou loyauté infaillible ? Toujours est-il que selon Lionel Poussery, les journalistes sont bien mal armés face aux sondages. « Les statistiques, les pourcentages et les chiffres, nous les journalistes nous n’y connaissons pas grand chose en général. Alors certains les utilisent sans précaution, sans prendre de recul. »

Pour preuve, le récent couac d’un sondage de LCI après l’allocution télévisée du président de la République. A la question « Emmanuel Macron vous a-t-il convaincu ? », 71% de « non » sont annoncés à l’antenne, contre 71% de « oui » sur le site du média. Comment expliquer cette différence? En fait, « les deux chiffres viennent de deux consultations différentes », explique Libération. Les résultats affichés sur le site sont ceux d’une consultation en ligne, qui a continué après l’émission. « Le « oui » a longtemps été en tête, avant que le « non » l’emporte », précise le quotidien. Ceux diffusés à l’antenne, en revanche, viennent de la page Facebook de LCI, où il était possible de suivre l’interview en direct, et de voter en commentant « oui » ou « non ». Voilà un exemple de faux sondage, un modèle qui prolifère dans les médias. Il s’agit d’enquêtes d’opinions réalisées sur les réseaux sociaux, comme Facebook ou Twitter, mais qui ne sont pas produites par les instituts de sondage. Encore une dérive de cette frénésie sondagière au sein des médias.

Souvent critiqués, les sondages se sont progressivement imposés dans le paysage médiatique à l’heure des élections politiques. « Ils offrent une façon de rythmer la campagne et de la scénariser. Dans les années 50-60, quand les médias couvraient la campagne, c’était hyper statique », explique le chercheur Nicolas Kaciaf. Se crée alors une relation donnant-donnant entre médias et instituts de sondages.

Ces derniers exploitent les sondages politiques comme une « vitrine » qui leur confère notoriété et légitimité. « C’est le seul moment où vous allez pouvoir tester la fiabilité de l’institut », poursuit le chercheur. Les sondeurs, s’ils ne se trompent pas, deviennent alors les grands gagnants des élections politiques. « Le cœur de cible des boîtes de sondages, c’est les entreprises. Grâce aux sondages politiques et à leur médiatisation, ils se font connaître auprès d’elles. Mais ces derniers ne représentent que 5% de leur chiffre d’affaire. »

« Les sondages sont-ils vraiment utiles, peut-on s’en passer ? » Didier Micoine, journaliste

Ancienne vitrine de choix des sondages, Le Parisien décide de prendre ses distances avec les oracles en costume gris. Deux mois après le flop des primaires de droite, le quotidien marque une pause avec les sondages pendant toute la campagne présidentielle. « Cette décision était le fruit d’une réflexion à la suite des élections de Trump, du Brexit et enfin la primaire de la droite. Les sondages sont-ils vraiment utiles, pouvons-nous nous en passer ? » questionne Didier Micoine, journaliste politique au sein du journal. Quel bilan tirer de cette décision ? « Ça n’a pas été un véritable manque pendant cette campagne en ce qui concerne la primaire. On a privilégié les reportages sur le terrain. Si on revient aux sondages, il faudra définir un peu mieux comment on les utilise. Les sondeurs appellent régulièrement pour en proposer, ils souhaitent savoir si on reprend les sondages, ça les intéresse. »

D’autres sont plus radicaux. Depuis 2008, Mediapart n’a jamais cédé à l’appel des instituts. Certains comme OpinionWay ont pourtant tenté de leur offrir des sondages. En vain. Pour Stéphane Alliès, journaliste du pure player, « il s’agit d’entreprises privées qui font du profit à partir d’enquêtes qui donc vont forcément répondre à la commande d’un parti ou d’une boîte et cela brise complètement l’éthique qu’on peut avoir dans le journalisme et l’action politique ». Un diagnostic qui mériterait un sondage auprès des autres médias.

Alexandra Jammet

Audrey Parmentier