« Et vous qu’est-ce qui vous préoccupe ? » la question des journalistes du Monde aux citoyens français rencontrés chez eux à la veille de l’élection présidentielle de 2017 est simple. Elle ouvre sur une ribambelle de sujets politiques. Cette interrogation symbolise l’intérêt d’une partie de la rédaction du Monde pour les voix de ceux qui sont absents de l’agenda politique. Entretien avec Antonin Sabot, journaliste au Monde, membre de l’équipe du projet « Françaises, Français ».

Françaises Français participe-t-il au renouvellement du journalisme politique ?

Ce serait très ambitieux de dire ça. Aller voir les gens pour parler de leur vie quotidienne, les bons journaux régionaux le font. Il y a aussi des journalistes nationaux qui écrivent des livres sur les vrais gens, ça existe déjà. Ce n’est pas nouveau, d’aller faire parler les gens et d’essayer d’attraper une parole qui est autre, qui est plus naturelle et surtout qui n’est pas en service commandé. Souvent on a un homme politique qui va lancer une thématique et on se contente souvent, nous journalistes, de dire, voilà ce qu’en pensent les Français. Cela a un sens mais c’est insuffisant car beaucoup de sujets touchent les Français. Et si les hommes politiques ne les évoquent pas, nous n’en parlons pas.

Le journalisme politique est dépendant de l’agenda des hommes politiques. Comment avec Françaises Français, vous êtes-vous détachés de cette temporalité ?

En effet, l’idée n’était pas seulement de sortir de l’exercice institutionnel, mais aussi d’avoir un autre agenda qui ne serait pas dicté par les hommes politiques. On avait déjà fait cela lors de la dernière présidentielle. Cela s’appelait « Une année en France ». On était dans huit localités différentes dans toute la France, huit journalistes différents. On s’y rendait souvent. Deux semaines tous les deux mois et on faisait des articles sur la vie quotidienne. Il est dommage de ne faire cela qu’en période d’élections. Notre rôle c’est de porter certains débats sur la place publique sur la consommation, l’économie, la vie des associations… Tout est politique en réalité. Si on se limite à l’agenda politique, on ne s’en sort pas. Mais ce sont des projets qui coûtent cher, parce qu’on est tout le temps en déplacement, on est nombreux… Donc on a du mal.

Le frein économique est-il le seul à empêcher la création de ce type de démarches journalistiques ?

On a aussi beaucoup de mal à les justifier. Il y a une difficulté à appréhender l’importance du quotidien chez les rédacteurs en chef, de la part des chefs de service, des rubricards spécialisés en politique. C’est très difficile pour beaucoup de gens de percevoir l’importance de ces sujets, au cœur du quotidien des gens, qui a priori, ne sont pas spectaculaires. C’est sûr, ce n’est pas spectaculaire d’aller voir des gens dans le RER, ou un agriculteur quand il ne déverse pas de fumier devant la préfecture mais qu’il fait juste son travail. Pourtant ça me semble très important. C’est difficile de mettre en Une d’un journal, la vie normale de quelqu’un.

 

Le lancement de projets de journalisme politique au contact des citoyens fait-il débat au sein de la rédaction du Monde ?

C’est un débat très marginal, ça surgit quand il y a un événement marquant. Cette année, on a presque eu la chance que Trump gagne l’élection. Le projet existait déjà depuis un moment, il avait du mal à se mettre en place parce qu’il y avait peu de soutien des responsables. Et puis survient l’élection surprise de Trump. L’analyse faite alors est la suivante : Trump a gagné parce que les médias américains ne se sont pas intéressés aux couches populaires des Etats-Unis. Et la question se pose alors que notre campagne électorale en France est déjà en cours. Qu’est-ce qu’on fait pour nos couches populaires à nous ? Pour nos zones où les journalistes ne vont pas, le centre de la France, la diagonale du vide etc, qu’est-ce qu’on en fait ? Est-ce qu’on fait comme les Américains au risque d’ouvrir la voie à Marine Le Pen, ou sommes-nous capables d’aller recueillir cette parole-là qu’ils n’ont pas su recueillir chez eux ? On a ce projet-là, il est déjà lancé, il n’est pas visible dans le journal, mettons-le en avant et donnons-nous les moyens. C’est comme ça que ça s’est fait. Mais il y a des rédacteurs en chef qui, même au cours de cette année présidentielle, n’ont pas perçu l’intérêt d’aller chercher les témoignages des citoyens lambdas… Alors que les paroles d’abstentionnistes, de gens qui s’en foutent, sont éminemment politiques. Mais pour leur faire comprendre ça, c’est difficile.

 

Pourquoi est-il important pour vous de relayer la parole des Français à toute période de l’année ?

La parole des gens, elle a un intérêt tout le temps, la vie quotidienne ne s’arrête pas à la présidentielle évidemment. La vie des Français, c’est leurs problèmes de transport, le manque de médecins, ou leur envie de faire différemment, de ne pas s’inscrire dans le monde de la consommation, de développer des alternatives en milieu local, de faire vivre les associations. Le tissu associatif en France est super important… Tout ça ne se cantonne pas à la période présidentielle, ça continue tout le temps, ça continue à vivre. Le travail d’un journaliste c’est de parler de son pays dans son entièreté.

Quel serait pour vous le mot d’ordre pour un journalisme politique de qualité ?

Il faut quitter Paris et se soucier des gens, au moins de temps en temps. On a un système politique qui impose d’être beaucoup à Paris pour parler des réformes, des partis politiques. Mais si on se contente de ça, ça ne suffira pas et on montre aux gens qu’on ne les respecte pas, qu’on ne se soucie pas d’eux. Je rêve de journaux qui feraient du journalisme politique sans déjeuners avec les ministres, sans informateurs privilégiés qui cherchent à les manipuler. Ce serait super. Arriver à faire du journalisme politique sans homme politique, ça serait parfait. Mais le journalisme politique qu’on a, répond forcément à notre système qui est celui de la représentation, du parlementarisme donc c’est normal qu’on traite aussi de la politique ainsi.

L’une des particularités de Françaises Français est son questionnaire type, aux questions très ouvertes comme « Et vous, qu’est-ce qui vous préoccupe ? » Comment ce questionnaire a-t-il été pensé ?

C’est venu de reportages précédents. La question de la préoccupation renvoie à plein de choses différentes et inattendues. On a pensé à cette question-là en premier, parce qu’elle est ouverte. On a réfléchi avec l’équipe à ce qu’on voudrait connaître de la vie des gens en restant sur des questions assez ouvertes. Des questions qui parlent à n’importe qui : un vieux de banlieue, un jeune de centre-ville branché ou quelqu’un de classe moyenne qui vit à la campagne. Il fallait que chacun puisse répondre aux questions. « Être français » veut-il dire la même chose selon l’endroit où on vit ? Parfois oui, parfois non. L’intérêt était d’arriver à collectionner une diversité de profils et de réponses. Et je pense qu’on a réussi.

Comment se sont passés vos reportages auprès de ces populations qui n’ont pas l’habitude qu’on s’intéresse à elles ?

Je suis toujours très agréablement surpris de voir que lorsqu’on vient parler aux gens pour leur donner la parole sincèrement, sans leur plaquer des idées préconçues, ils sont très contents de nous parler et ont des tas de choses à dire. Quand on ne fait pas mine de savoir ce qui les préoccupe mais qu’on le leur demande, il y a des choses très concrètes qui sortent. Ce dont ils ont envie, c’est qu’on les écoute. Pouvoir faire monter cette parole, lui donner une place dans un grand journal national comme Le Monde qui est lu par des tas d’hommes politiques, ça a un impact, limité, certes, mais les gens sont contents de le faire.

Benjamin Aguillon