Sylvain Crépon est Docteur en sociologie et maître de conférences en science politique à l’université de Tours. Il est membre du Laboratoire d’étude et de recherche sur l’action publique (LERAP) à l’université de Tours, ainsi que de l’Observatoire des radicalités politiques (ORAP) de la Fondation Jean Jaurès.
Grâce à ses recherches, il a rencontré plusieurs générations de jeunes militants du Front National, pour qui la défiance vis à vis des médias est toujours présente.

 

La Fabrique de l’Info : Vous étudiez le militantisme au sein du Front National depuis les années 1990 … Quels rapports avaient les jeunes militants du FN, à l’époque, avec les journalistes ?

Sylvain Crépon : Il fallait se méfier des journalistes. Ca faisait partie de la socialisation militante. On leur apprenait à répondre de façon correcte aux journalistes, on craignait déjà certains dérapages.
En premier lieu, on observait une certaine défiance mais en même temps une prise de conscience : on ne peut pas faire sans, donc il faut apprendre à maîtriser les médias. Parmi les reproches, il y a celui de ne pas dire la vérité sur le Front National. En parallèle, il y avait aussi ce goût pour la provocation. Les journalistes mentent, mais on rigole quand Jean-Marie Le Pen fait des provocations. C’est une forme d’entre-soi militant que l’on n’hésitait pas à pratiquer.
Puis, j’ai assisté à l’apparition d’Internet. Le Front National a été l’un des premiers partis à se doter d’un site web en 1996. Ce parti a tout de suite compris l’intérêt du net. De son point de vue, c’était un moyen de pouvoir faire sa propre information, et donc, de pratiquer ce qu’il a appelé par la suite la «Réin- formation».

D-M.B: Il y a eu une forme de récupération de Gramsci au sein de la Nouvelle Droite. Peut-on dire qu’il y a une volonté d’utiliser internet comme un nouveau média, pour diffuser les idées du Front National et normaliser les pro- pos et idées de l’extrême droite ?

S.C: Il y a eu une influence de la Nouvelle Droite sur le Front National. Le Front National s’est inspiré des idées mais aussi de la stratégie de la Nouvelle Droite. Il est vrai que celle-ci était très en vogue au sein du parti frontiste dans les années 1990 et particulièrement chez les jeunes.
Il y avait deux raisons à cela.D’abord, le fait que cette génération n’avait pas grandi dans l’héritage de l’Algérie Française, donc le différencialisme était pour eux quelque chose de tout à fait opératoire. Deuxième point important, cette génération cherchait une alternative au clivage Gauche/Droite. Le ni-droite ni-gauche correspondait un peu à sa situation.

D-M.B: Pour revenir à la consommation médiatique des jeunes du Front National, est ce que vous avez constaté une évolution, des changements dans les modes de consommation, dans la fréquences ou les supports ?

S.C: J’ai voulu diffuser un questionnaire il y a quelques temps auprès des candidats et élus frontistes. J’avais justement une question sur leur rapport aux médias et je pointais différents sites qu’ils pouvaient consulter, des médias comme Fdesouche. Quand j’ai voulu soumettre mon questionnaire auprès de la direction, on m’a demandé de retirer ce passage. On sent que c’est une cause très sensible, un petit peu embarrassante.
Il ne faut pas oublier que l’une des caractéristiques principales de l’électorat du Front National, et je m’appuie sur les recherches quantitatives de Nonna Meyer, par exemple, c’est qu’il s’agit d’un électorat très peu diplômé. Cela ne veut pas dire que c’est un électorat bête, qui ne comprendrait pas ou qui voterait pour des raisons un peu ésotérique, loin de là ! Ca veut dire que l’accès aux médias est prioritairement centré sur des médias gratuits, faciles d’accès, faciles à comprendre et qui finalement vont leur présenter le monde sous un joug qui correspond plutôt à ce qu’ils pensent déjà. Cette dimension me semble relativement importante.
Cette dimension populiste, anti-élite, implique aussi que les médias sont considérés comme faisant partie de l’élite, d’une certaine forme de bourgeoisie hostile par essence aux idées du Front National. C’est quelque chose qui peut profiter, qui peut permettre à ces publications d’être présentées comme des contre-médias en quelque sorte.

 A l’inverse, est-ce qu’ils se coupent totalement des médias traditionnels, au risque de s’enfermer dans des formes de bulles, et potentiellement se radicaliser?

 Dans les années 1990, nous étions aux balbutiements d’internet. Je me souviens que très peu de militants avaient accès à internet. Au final, ils me semblaient beaucoup plus radicaux qu’aujourd’hui. Ce qui ne veut pas dire que la radicalité a disparu, je pense qu’elle s’est transformée.

L’entre-soi était beaucoup plus fort à l’époque. Il y avait une presse confidentielle, un véritable entre-soi. C’était beaucoup plus fermé, une fois que les gens entraient au Front National, ils ne fréquentaient plus que des gens du Front National. J’ai l’impression, malgré tout, qu’aujourd’hui c’est davantage ouvert.

De plus, il y a quand même la consommation de la télévision. Et puis, certains médias nationalistes commentent quand même la presse mainstream. Je pense à Fdesouche par exemple. Même si c’est pour la critiquer, ce sont des médias qui font une sorte de revue de presse. Même si on livre la presse mainstream en pâture, même si c’est vu sous un prisme négatif, je me demande si ça ne rattache pas les militants et sympathisants aux médias traditionnels.

 Est-ce qu’aujourd’hui la perception des médias a évolué, changé au sein du Front National ?

 La défiance est toujours là. Les médias sont toujours considérés comme hostiles au Front National. A travers le prisme populiste, ils sont considérés comme étant aux ordres du pouvoir, comme représentant une forme de caste avec ses propres intérêts.

Il y a une réthorique dont le fond est similaire mais que je trouve, d’un point de vue formel, moins violente que dans les années 1990.

 Est-ce dû au fait que, depuis les années 1990, il y a eu un apprentissage du rapport aux médias qui a été fait au sein du Front National, que c’est un point sur lequel on insiste ?

S.C: Il y a quelque années j’assistais à des séances de candidats aux législatives. On leur apprend à communiquer avec les médias, à faire un communiqué de presse, à le diffuser, à utiliser un faits divers. On leur apprend, aussi, à nouer des relations avec les journalistes, qu’il ne faut pas aller jusqu’à la relation amicale parce que l’on peut se faire instrumentaliser par les journalistes. Il y a toute une formation as- sez précise, qui finit pas instaurer une forme de normalisation des relations avec la presse notamment les gens en responsabilités (cadres). Toutefois en arrière plan, il y a toujours cette idée de « il faut s’en méfier car par définition ils sont contre nous ».

Le fait que le Front National a une place dans les médias, une place qu’il n’avait pas avant, cela a-t-il facilité cette normalisation ? Le Front National se retrouve en quelque sorte privé du discours «on ne nous donne pas la parole». Quelles conséquences cela a-t-il eu?

 Le Front National est omniprésent dans les médias. Et lorsqu’il n’est pas présent dans les médias, ses idées le sont, tout simplement parce que les autres partis politiques s’en sont emparées ou se positionnent par rapport à elles. Il est également omniprésent, et là je me positionne aussi par rapport aux travaux d’Alexandre Dézé sur les sondages, parce qu’il existe une forme de «logique sondagière» par rapport à ce parti.

Cependant, même si le FN est extrêmement présent, il y a toujours le sentiment que le Front National est traité différemment par rapport aux autres partis, que lorsque ses leaders sont interviewés, ils sont davantage attaqués, que leurs propositions sont décrites comme irréalistes.
Ils ont le sentiment que la presse, les médias instruisent en permanence un procès en illégitimité politique. C’est quelque chose de très fortement ancré. Ils ne se plaignent pas de ne pas être présents mais de subir un traitement différentiel.

Propos recueillis par Delphine-Marion Boulle pour La fabrique de l’info