Une ribambelle de journalistes chroniqueurs ont défilé sur les plateaux de télévision pendant l’année électorale de 2017 pour commenter l’actualité. Un avis sur tout, ils ont examiné, décortiqué et analysé chaque événement. Les témoins sont-ils devenus acteurs de la vie politique ? Catherine Nay, Ariane Chemin et Jean-Michel Aphatie, décryptent ce phénomène pour La fabrique de l’info.
« Je vous ai connu journaliste. Vous n’êtes plus journaliste », lance Patrick Cohen à Eric Zemmour sur le plateau de « C à vous », mardi 10 octobre, avant de poursuivre « moi je fais du journalisme. Le réel ! Le réel ! » En désaccord sur l’influence des médias dans l’opinion publique, Eric Zemmour a affirmé qu’il menait « un combat politique et idéologique » comme selon lui « Patrick Cohen (…) et le reste des médias. » Est-ce le rôle des journalistes de donner leur opinion et de prendre part aux débats politiques ? À quel moment cessent-ils d’être journalistes et deviennent-ils acteur de la vie politique ?
Ariane Chemin raconte le passage d’Eric Zemmour à Béziers en 2014 pour la sortie de son livre, Le suicide français.
En théorie les journalistes doivent s’en tenir aux faits et au terrain. Le rôle des chroniqueurs est de « prendre de la hauteur sur l’événement, le situer par rapport à une politique passée ou future, le mettre en perspective », explique Catherine Nay, journaliste et chroniqueuse dans « Le débat des grandes voix » sur Europe 1 , en citant son mentor, Jean-Jacques Servan-Schreiber.
La complexité de cette question réside dans le devoir d’objectivité des journalistes. Le rôle des chroniqueurs est de donner leur opinion sans pour autant devenir acteur de la vie politique. Ancien rédacteur en chef de Courrier International et chroniqueur, Alexandre Adler, avoue avoir pris position sur certaines questions géopolitiques. Dans les luxueux salons de l’hôtel Régina à Paris où le chroniqueur a reçu La fabrique de l’info, il raconte « j‘ai fait de l’idéologie pendant la guerre civile algérienne dans les années 1990. »
La bascule entre le rôle de témoin et celui d’acteur est tangible. Interrogé sur la même question, Jean-Michel Aphatie préfère se référer aux mots d’Hubert Beuve-Méry : « Le journalisme ce n’est pas l’objectivité, c’est la maitrise de la subjectivité ».
Petites phrases, grandes conséquences
« Le problème c’est quand au lieu d’être témoins, les journalistes créent de l’information », détaille Vincent Lanier, secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ). En reprenant des petites phrases chocs les chroniqueurs créent parfois des actualités ou des buzz. Le dernier exemple en date étant la reprise du mot « bordel » employé par Emmanuel Macron parlant des grévistes de l’entreprise GM&S, lors d’un déplacement en Corrèze. Relayée par tous les médias, cette phrase a été décortiquée et analysée, chaque jour alimentant la polémique autour de sa signification.
« Je ne sais pas s’ils sont acteurs à proprement parler mais les journalistes entretiennent un buzz et accentuent l’irritation des citoyens envers les politiques, explique Catherine Nay. Ils accentuent un dérapage verbal et caricaturent le président. C’est préjudiciable non seulement pour lui mais pour la presse en général. » Ce à quoi Jean-Michel Aphatie rétorque que « les journalistes auraient été accusés de connivence s’ils n’avaient pas repris cette expression ».
Dix jours plus tard la polémique semble être toujours d’actualité puisque c’est la première question posée au président de la République le 15 octobre 2017 lors de son interview sur TF1/LCI. La bataille ne s’arrête pas là, à peine l’interview terminée, les commentaires fleurissent sur les chaines d’information, « Emmanuel Macron assume le mot « bordel ». »
La petite phrase peut s’avérer dévastatrice tant pour les hommes politiques que pour les journalistes. « Or le journalisme politique en souffre d’autant plus que les politiques se prêtent au jeu », met en garde Vincent Lannier.
L’info continue, une aubaine pour les chroniqueurs
Avec la multiplication des chaînes d’information en continu, des chroniqueurs en tout genre se succèdent sur les plateaux de télévision. Universitaires, journalistes, « faux experts » débattent et commentent l’actualité.
« Le vrai problème c’est quand les journalistes se mettent à donner leur avis sur tout et n’importe quoi, sans expertise. Ils ne font plus leur rôle d’informateur », s’alarme Roland Cayrol, politologue. « On me prend pour un journaliste parce que l’on me voit sur un plateau télé débattre avec d’autres journalistes, on ne fait plus de différence », s’inquiète l’auteur de « Médias et démocratie, la dérive ». Il dénonce le manque de « conscience professionnelle » des journalistes qui s’expriment « à robinet ouvert » sur tous les sujets.
Ariane Chemin, journaliste au service politique du Monde et aujourd’hui grand reporter du journal, y voit un problème d’ordre économique : « La multiplication des chaînes toutes info pour lesquelles il faut produire des programmes en continu et peu cher, comme le talk-show. C’est-à-dire pas de sujets, pas d’images, pas de reportages, seulement des invités », explique la journaliste. « Il ne se passe pas une journée sans que l’on ne m’envoie un message pour me demander de m’exprimer sur un sujet, poursuit-elle, et je dis toujours non, car je ne suis pas spécialiste et je n’ai pas envie de tenir des propos de café du commerce ». Avant de conclure : « C‘est vrai que la télévision a besoin d’experts et quand elle invite de faux experts, cela dessert forcément la profession. »
Un avis que partage Vincent Lanier. Il déplore les chroniqueurs « comme Christophe Barbier qui se pensent au dessus de la mêlée et du terrain. Non seulement ils masquent le travail d’enquête et de reportage des journalistes mais cela donne une image terrible de la profession ». Ancien directeur de la rédaction de l’hebdomadaire L’Express, l’homme à l’écharpe rouge est omniprésent. Tôt le matin sur BFM TV, on le retrouve parfois à Sud Radio ou le soir dans l’émission « C dans l’air » sur France 5.
Dernière trouvaille pour le journaliste pour qui « le terrain pollue l’esprit de l’éditorialiste », il anime depuis l’année dernière des débats au Théâtre de Poche. Initiées l’année dernière à l’occasion de la présidentielle « Élysée Folie, sur les chemins de la présidentielle », Christophe Barbier poursuit ses performances théâtrales cette année, un lundi sur deux. Habillé en costume de dompteur, pantalon et veste noire aux épaulettes dorées, l’homme anime des débats autour de thèmes d’actualités politique, culturelle et de société.
Faut-il bannir les chroniqueurs ?
Non. Les journalistes interviewés sont unanimes. « Il y a de très bons chroniqueurs », défend Catherine Nay, en citant par exemple Alain Duhamel. « C’est une forme de journalisme utile, nécessaire et même si l’on n’est pas d’accord, c’est toujours intéressant », poursuit Ariane Chemin.
Un point de vue que partage Vincent Lanier, pour qui « il ne faut pas interdire aux journalistes de donner leur avis, cela répond aussi à une volonté publique d’écouter des débats d’opinion. Mais il faudrait davantage de fond et d’analyse ».