Dans le théâtre de la vie politique, la tendance est au contournement des médias dits traditionnels. De Raquel Garrido à Marine Le Pen en passant par Emmanuel Macron, ils sont de plus en plus à se détourner du schéma classique des médias, au profit de Snapchat, Twitter et autres réseaux sociaux. Méfiance ou volonté de contact direct avec les électeurs, quelle est leur stratégie ? Cette tendance détrônera-t-elle le journalisme politique ?

« Ce qui est sûr c’est que moi, Raquel, je suis désolé, mais je paie mes cotisations retraite ! ».
Jeremy Gisclon, alias Jeremstar, est hilare. L’heure est à la détente. Le tournage des Terriens du Dimanche, diffusé sur C8, vient de s’achever. Le jeune homme, blogueur spécialisé dans la télé-réalité et chroniqueur dans l’émission est la star des réseaux sociaux. Le jeudi 5 octobre, il filme sa collègue des Terriens du Dimanche, Raquel Garrido via l’application Snapchat, réseau social qui repose sur le principe de micro-vidéos de dix secondes.
Assise sur un canapé, l’avocate prend la parole. Et se justifie. La porte-parole de la France Insoumise est en effet incriminée par le Canard Enchaîné. La cause ? Des cotisations sociales non payées depuis six ans. Pendant près de deux minutes trente, Raquel Garrido dément les accusations du journal : 

 

« La vérité c’est qu’il y a beaucoup, beaucoup de mensonges qui sont dits sur moi. Et d’ailleurs ma caisse de retraite a répondu au Canard Enchaîné qui avait balancé des inexactitudes sur moi. Moi je n’ai même pas envie de parler d’eux. C’est moins drôle de dire du bien de moi. (…) Les ‘vermines’ (terme employé par Jeremstar pour désigner ses abonnés : NDLR), vous ne connaissez pas le Canard Enchaîné, ça fait un mois qu’ils balancent des conneries sur moi », explique Raquel Garrido, face à un Jeremstar amusé par l’emploi du terme ‘vermine’ de la part de la femme politique. « La Raquel est Jeremstarisée ». Une scène surréaliste et rusée.

La pénaliste aurait pu s’exprimer dans les colonnes d’un journal, sur une radio, sur le plateau des Terriens du Dimanche. Mais non, l’insoumise a fait le choix du Snapchat de Jeremstar. Pour mieux contourner les médias traditionnels et échapper aux questions des journalistes ?

Se justifier sur le Snapchat de Jeremstar, il fallait oser. Mais Raquel Garrido s’est, semble-t-il, laissée prendre à son propre jeu. Jeremy Gisclon l’explique le mardi 17 octobre dans l’émission Les Grandes Gueules, sur RMC : « Ça s’est passé très naturellement après l’émission (Les Terriens du dimanche). Je l’ai un peu titillée sur ses cotisations. Il se trouve que le poisson a mordu à l’hameçon. Elle a répondu à toutes les questions ». Le lendemain du “scandale”, toute la presse traditionnelle s’empare de l’affaire. Sur Twitter, les publications sur le sujet se succèdent. Le théâtre politique et médiatique est chamboulé.

Antoine Léaument est le community manager de Jean-Luc Mélenchon depuis presque cinq ans. Le jeune homme voit en Snapchat « un format d’expression qui s’adresse à beaucoup de monde. C’est un média de masse, souvent méprisé par certaines personnes ».
Méprisé, peut-être, mais avec une très belle audience à la clé. « C’était efficace de parler aux gens qui suivent Jeremstar. Un à deux millions de personnes le suivent (Deux millions en réalité : NDLR), alors qu’un article en ligne dans un média représente beaucoup moins de lecteurs ».
Guillaume Daudin, journaliste politique à l’AFP analyse : « Snapchat présente l’avantage de toucher un public jeune, des gens qui ne votent pas encore. On va dire que c’est la version actuelle d’une interview d’un politique dans un magazine de jeunesse, il y a 15 ou 20 ans. C’est comme toujours un vecteur pour toucher une cible électorale ».

Pour toucher une cible électorale plus large, voilà pourquoi les politiques sont aussi friands des réseaux sociaux. Durant la campagne présidentielle de 2017, certains candidats se sont prêtés au jeu des questions posées par des utilisateurs de Snapchat. Rappelons nous de Benoît Hamon paré de sa jolie couronne de fleurs sur la tête ou de Marine Le Pen et ses oreilles de chien. Les réseaux sociaux captent l’attention d’une autre manière. « Les politiques sont toujours attachés aux médias traditionnels, mais ils veulent aussi aller ailleurs. L’approche et l’attention sont différentes » constate Patrick Eveno, Président de l’Observatoire de la déontologie de l’information (ODI) et professeur spécialisé dans les médias à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

« Les réseaux sociaux ? Un outil rêvé pour les politiques »

Utiliser les réseaux sociaux, les politiques le font depuis des années. Dix ans plus exactement, avec la campagne présidentielle de 2007. Elle marque le début d’internet avec la politique. « Nicolas Sarkozy a été l’un des premiers grands dirigeants politiques à s’emparer des réseaux sociaux » souligne Jean-Marc Four, directeur de la rédaction de France Inter.
Depuis, Twitter, Snapchat, Instagram ont fait leur apparition. Les politiques sont séduits. Et ça se voit. Plus de 2 millions d’abonnés Twitter pour Emmanuel Macron, près de 1 800 000 pour Marine Le Pen, suivie de près par Jean-Luc Mélenchon et ses 1 500 000 abonnés.

Sur le compte Instagram d’Emmanuel Macron, des stories (de très courtes vidéos supprimées au bout de 24 heures) sont régulièrement postées notamment lors de ses déplacements.

Les réseaux sociaux constituent l’espace de liberté, d’expression des politiques. Ils tweetent, publient sur Facebook et s’adressent au peuple. Le 11 octobre 2017, le premier ministre Edouard Philippe réalise son deuxième Facebook Live. Derrière son bureau, l’ancien maire du Havre se prête pendant une demi-heure au jeu des questions-réponses avec les utilisateurs de Facebook. Sur la publication, on peut lire « posez-moi vos questions dans les commentaires ». Les débuts sont un peu timides. Edouard Philippe ne semble pas à l’aise devant sa tablette. Il joue avec ses lunettes, se frotte les mains, baisse la tête.

De l’instantané, une absence d’intermédiaire. Et pas de risque de déformation. Ou de désinformation. Pour Jean-Marc Four, « Les politiques ont raison d’utiliser les réseaux sociaux. C’est logique et cohérent. C’est un outil rêvé pour eux. Il y a un contact direct avec le public et pas de contradicteur en face. C’est un moyen d’échapper aux journalistes dont le rôle est d’être justement dans la contradiction ». La France Insoumise ne s’en cache pas. « D’une manière générale, contourner les médias, c’est ce qu’on essaie de faire. Le développement de la chaîne Youtube de Jean-Luc Mélenchon fait partie de cette stratégie. En réalité, on a une vision positive du rôle de journaliste à condition qu’il remplisse son rôle d’information et d’investigation » explique Antoine Léaument.

Contourner les médias est un phénomène loin d’être récent, comme l’explique Patrick Eveno : « La logique de l’évitement remonte au XIXème avec les mouvements démocratiques. Comment procédait-on ? Avec des tracts, des affiches, des chansons. Aujourd’hui, c’est Twitter, Facebook. Les outils ont changé, mais le désir de compléter l’accès aux médias reste le même ».
Le premier parti à avoir embrassé ce grand contournement des médias est le Front National. La composition politique fut la première à avoir son site internet. C’était au printemps 1996, quelques semaines avant Les Verts. Un service minitel avait même été mis en place. « Le Front National a toujours été en avance sur internet. Ils l’ont toujours pensé comme un moyen de communication alternatif qui s’adresse directement aux électeurs sans le filtre des médias habituels qu’ils jugent hostiles à leur encontre », constate Guillaume Daudin. Comme si les politiques pouvaient se passer des médias traditionnels pour s’exprimer…

“Avec un titre comme le ‘Grand Méchant Mélenchon’, l’intention est claire”

Il faut dire que la tendance est au « média bashing ». Ils sont ciblés, critiqués par les politiques, tous partis confondus. Le Président lui-même y est allé de sa petite punchline. Rappelons-nous le très cordial « Le bordel, c’est vous (les journalistes) qui le mettez » énoncé le 6 octobre 2017, lors d’un déplacement en Corrèze. Ambiance.

Emmanuel Macron a attendu plus de cinq mois avant d’accorder sa première interview à la télévision. C’était le dimanche 15 octobre sur TF1/LCI.
« Les hommes politiques ont l’impression de ne pas être correctement représentés dans les médias traditionnels » explique Patrick Eveno. Antoine Léaument confirme. « On a constaté qu’il y avait un traitement médiatique négatif envers La France Insoumise. Le doigt tendu, la bouche ouverte. Le magazine du Monde a réalisé des montages où Jean-Luc Mélenchon était assimilé à des dictateurs des années 1930. Il y a une volonté de l’associer à ce type d’image. Avec un titre comme le ‘Grand Méchant Mélenchon’, l’intention est claire ».

Les politiques ont-ils vraiment autant de réticence et de méfiance envers les médias ? Patrick Eveno ne le croit pas. « Les politiques s’empressent d’aller à la radio, la télévision même s’ils prétendent faire autre chose. Leur plaisir est non dissimulé ».
Les hommes et femmes politiques de droite, de gauche, des extrêmes se sont rendus dans les médias traditionnels. Souvenons-nous des débats présidentiels à la télévision, des matinales où se sont succédés les différents candidats, tous plus motivés les uns que les autres pour défendre leurs programmes et leurs idées.

« La campagne a existé grâce aux médias traditionnels. Ils ont donné le tempo. Actuellement, les politiques tiennent le discours ‘on n’a pas besoin des médias’. Ce discours est un habillage. La confiance est toujours là ». Une confiance discrète qui se traduit en dehors des caméras, en coulisses. « Ce n’est pas parce que les politiques interviennent moins dans les médias, que le pouvoir en place parle moins, que nous n’avons pas d’information. On continue de s’entretenir, de discuter » glisse Jean-Marc Four, en soulignant l’importance du off.

Malgré une volonté de contournement des médias traditionnels, les politiques restent donc bel et bien dépendants de la sphère médiatique, sur laquelle ils s’appuient dans leur course à l’électeur. Un épilogue sans grand rebondissement.

 

Audrey Morard et Narjis El Asraoui