Depuis l’élection d’Emmanuel Macron en mai 2017, les journalistes français fustigent la communication verrouillée du chef de l’État. Au cœur de ce changement, nous sommes allés décrypter les codes du journalisme politique et son interaction avec le pouvoir à l’étranger. Trois correspondants ont participé à cette enquête depuis les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne.

Gilles Paris, correspondant du Monde à Washington D.C. Sonia Delesalle-Stolper, correspondante de Libération au Royaume-Uni Thomas Wieder, correspondant du Monde à Berlin

La relation entre la presse et le pouvoir

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« Le journalisme de connivence, c’est très français », Jean-Edouard André, maître de conférence à Sciences-Po.

Selon ce spécialiste des médias, les relations de connivence avec les politiques sont rares. « En France, on paie moins les journalistes qu’aux États-Unis, alors ils cherchent une autre valorisation : celle de connaître du beau monde et de manger à la table des ministres », assure-t-il.

Un avis pas forcément partagé par Gilles Paris, correspondant du journal Le Monde à Washington. « Si on se limite au New York Times ou à CNN, ils peuvent effectivement établir un rapport de force avec les politiques, avec qui ils sont presque sur un pied d’égalité. Mais c’est aussi quelque chose qu’on peut faire en France en travaillant au Monde par exemple. Aux Etats-Unis il y a aussi de nombreux journaux locaux qui sont plus dépendants de leurs sources et donc des politiques », assure-t-il.

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Au Royaume-Uni, la connivence existe, sans toutefois atténuer la qualité du journalisme, relève Sonia Delesalle-Stolper, correspondante de Libération à Londres depuis 9 ans.

« Ils sont dans le même cercle, ils ont fait leurs études au même endroit. Donc ils se connaissent, mais il n’y a pas de connivence, dans le sens où les journalistes ne se refuseront pas de sortir une affaire. Oui, ils sont proches, mais ils poseront quand même la question qui fâche ».

La journaliste note d’ailleurs que la France tend à se rapprocher de ce modèle anglo-saxon.

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Thomas Wieder, ancien rédacteur en chef du service politique du Monde, est depuis plus d’un an le correspondant du journal à Berlin. « En Allemagne, il n’existe pas ce petit milieu de pouvoir parisien du 6ème et 7ème arrondissements. Les grands journaux sont à Francfort, Munich, Hambourg, alors que la capitale est à Berlin », explique-t-il. « À Paris les élites se retrouvent, les gens sont ensembles toute la journée. Je ne parlerais pas forcément de connivence, mais ça crée forcément une relation différente », admet le journaliste.

L’accès à l’information

Critique acerbe des médias, Donald Trump serait aussi un ponte dans le verrouillage de l’information ©Flickr/Gage Skidmore

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Si les médias français se plaignent d’un manque d’information depuis l’élection de Macron, être journaliste relève de la gageure sous la présidence de Donald Trump. Le président américain serait un spécialiste de la communication verrouillée. « Il a fermé le fil Twitter du Service des parcs nationaux, alors qu’il ne faisait que déclarer des faits. D’autres départements ont reçu des consignes à propos d’informations à ne pas divulguer. Des amis et des journalistes se plaignent auprès de moi d’avoir un accès limité à l’information », affirme la représentante d’une agence gouvernementale sous couvert d’anonymat.

Selina McLaren, conseillère juridique au Comité des Reporters pour la Liberté de la Presse, ajoute que « certaines informations ont été retirées sans explications, notamment sur le site internet de l’Agence environnementale ».

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Au Royaume-Uni, l’accès à l’information est également difficile, notamment depuis une dizaine d’années. « Sous le troisième mandat de Tony Blair on a observé un verrouillage de la communication. La parole était très contrôlée, en partie à cause de la guerre en Irak », explique la correspondante Sonia Delesalle-Stolper.

« Les journalistes locaux obtiennent davantage d’informations que nous de la part des lobbys et ont un meilleur accès au « off ». Mais la communication officielle reste verrouillée ».

Le « off »

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Au Royaume-Uni, la pratique du off est centrale dans le journalisme politique. « Il est très ancré, très clair, et très respecté, car c’est souvent le seul moyen d’obtenir des infos. Le journaliste se met d’accord avec son interlocuteur en amont sur la façon dont il divulguera les faits. Vous pouvez aussi négocier quelques citations d’une interview en « off » si elles ne sont pas compromettantes. Dans de rares cas des politiques nieront des déclarations, mais en général c’est très clair », raconte Sonia Delesalle-Stolper.

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Lors de son arrivée à Berlin, Thomas Wieder a dû se recréer tout un carnet de contacts et de sources, mais surtout s’habituer à une relation très codée entre la presse et le pouvoir.

« La pratique du « off » est moins répandue en Allemagne qu’en France. La chancellerie est dans une communication très verrouillée : peu de gens parlent, et encore moins pour être cités en « off ». Résultat, vous avez nettement moins de citations non sourcées. Le « off » est d’ailleurs très codifié ».

Les Allemands ont ainsi trois dénominations suivant le « type de off ». Si votre interlocuteur vous parle en « unter eins », comprenez « vous pouvez me citer », s’il se confie en « unter zwei », alors vous pouvez écrire « dans l’entourage de », mais en cas d’« unter drei », pas de guillemets, vous ne pourrez divulguer l’information qu’au discours indirect.

« Quand vous arrivez dans une réunion, ou même dans une conférence, il n’est pas rare qu’on vous annonce : « je parle en unter zwei » », raconte Thomas Wieder, qui affirme avoir été briefé sur ces coutumes avant de se lancer dans des reportages.

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On retrouve cette codification aux États-Unis, où le « off » est très largement répandu. Comme en France, il est apprécié par les politiques qui peuvent ainsi dévoiler des informations sans se compromettre. « La pratique est très formalisée », raconte Gilles Paris, correspondant à Washington depuis trois ans. « En briefing avec des responsables de l’administration, on vous dit avant si c’est du « on » ou du « off ». Si les Américains n’ont pas de dénominations particulières, il y a bien plusieurs niveaux de « off », de la citation attribuée à « un haut responsable de l’administration » jusqu’à l’anonymat total de la source ».

La vie privée des politiques

« En Allemagne, il n’y a pas de fascination dans le rapport au politique », Thomas Wieder  ©Flickr/Hans Dorsch

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« D’une façon générale, les Allemands sont plus prudents que les Français, il disent rarement des choses fracassantes et contrôlent beaucoup plus leur parole », explique Thomas Wieder. La presse allemande est ainsi peu friande de « petites phrases » et ne s’intéresse pas à la vie privée des politiques. On lit aussi moins de querelles entre politiques qui font le quotidien du journalisme français. « Il y a des désaccords, bien sûr, notamment du fait des cohabitations au sein du pouvoir. Mais ils sont mis sur la table, ils sont normaux, tandis qu’en France on appellerait ça des couacs », détaille le journaliste, qui défend ce modèle allemand. Seul bémol selon lui :

« La presse est trop respectueuse du pouvoir et s’en tient souvent à la parole très contrôlée des hommes politiques. Après un événement, ils mettent du temps à jouer le poil à gratter ».

C’est pourquoi un livre comme Un président ne devrait pas dire ça  des journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme, ne serait sans doute jamais sorti en Allemagne. « Le style de journalisme politique est tout à fait différent. Lors des législatives du 24 septembre 2017 par exemple, le Spiegel a publié un papier d’une dizaine de pages qui racontait les coulisses de la campagne de Martin Schulz, opposant démocrate d’Angela Merkel. L’article est tombé sous le feu des critiques. De nombreux journalistes et politiques considéraient que Schulz n’aurait pas dû se prêter à cet exercice, et que les journalistes n’auraient pas dû avoir un tel accès au pouvoir. Les politiques ne dévoilent jamais leur vie privée en Allemagne, l’enquête a ainsi été ressentie comme une exhibition de la part du candidat », raconte le correspondant.

C’est ainsi que la chancelière Angela Merkel peut aller faire ses courses au supermarché sans être dérangée ni même regardée. Une différence qui prend source dans l’histoire des deux pays, assure Thomas Wieder. « En France, on théâtralise la politique car on partage un imaginaire monarchique. En Allemagne, il n’y a pas de fascination dans le rapport au politique. Depuis le nazisme, les Allemands sont même allergiques au culte de la personnalité. Il y a une normalisation du pouvoir qui fait que le journalisme politique s’intéresse moins au personnage et que les politiques eux-mêmes ne se mettent pas en scène ». Pour illustrer ce choc des cultures, il suffit d’entrer dans le lieu du pouvoir. « La chancellerie allemande ressemble à un bureau d’assurance. A l’Élysée, vous êtes à Versailles ».

« La chancellerie allemande ressemble à un bureau d’assurance…

… A l’Elysée, vous êtes à Versailles », Thomas Wieder.          ©Flickr/Vostok91

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« Les États-Unis, c’est un terrain de chasse où tout est permis, témoigne au contraire Gilles Paris à Washington. Il n’y a pas de limites, on peut traquer au niveau fiscal, au niveau sentimental, au niveau professionnel… Tout tombe sous le coup de l’investigation journalistique ». Ainsi, « on considère que la vie privée est un terrain de chasse comme un autre. Ça peut produire une chasse à l’homme, un déferlement médiatique auquel le politique va essayer de survivre, avec une attaque frontale des médias ou des excuses sur la place publique », explique le journaliste.

Selon lui, cette investigation sans limites prend racine dans l’héritage protestant des États-Unis, qui a inculqué une société de la transparence. La scénarisation de la politique est également centrale, notamment en période d’élection. Les journalistes doivent alimenter un feuilleton qui commence dès le dépôt des candidatures, près de deux ans avant le vote.

D’autre part, explique Gilles Paris, « le cadre partisan est assez fluide ». Les candidats ne sont pas forcément affiliés à un parti, qui aurait, comme en France, un pouvoir de sélection des programmes et des candidats. Leur personnalité politique prend donc beaucoup d’importance.

« La personnalisation des candidats, pour les sénatoriales comme pour les présidentielles, a pour conséquence de faire passer au second plan des choix politiques sur la fiscalité ou sur les questions sociales. Cela a été une des complaintes d’Hillary Clinton. Au lieu d’analyser ses idées, la presse étudiait sa façon de répondre aux polémiques, comme l’affaire des emails », se souvient le journaliste.

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Une tendance que l’on retrouve aussi au Royaume-Uni, où « la vie privée des politiques est scrutée », raconte Sonia Delesalle-Stolper depuis Londres.

« Lorsqu’un candidat se présente au poste de Président de parti, il se vend avec sa famille, ça fait partie du package ».

Janvier 2014: Closer défraye la chronique avec une photo de François Hollande et son amante, l’actrice Julie Gayet

« En France et en Allemagne, on considère que si un homme politique trompe sa femme 50 fois, ça ne veut pas dire qu’il ne peut pas être un bon ministre ou un bon président. Ici, on considère que s’il ment à sa femme, il peut mentir au pays, explique la journaliste. Si David Cameron avait été pris en photo en scooter sortant de l’appartement de sa maîtresse, il aurait tout de suite démissionné. C’est inenvisageable au Royaume-Uni ».

Bien sûr la question économique entre aussi en jeu : le scandale fait vendre. Sonia Delesalle-Stolper fait ainsi la différence entre les journaux « sérieux » comme le Telegraph ou le Times, et les nombreux tabloïds anglo-saxons comme le Sun ou le Daily Mail, « qui sont à la recherche du scandale et ont des lignes politiques extrêmement marquées, avec une éthique très limite ».

La correspondante prend ainsi l’exemple d’un sommet bilatéral Royaume-Uni/France, qui a eu lieu en janvier 2014, au moment de la liaison de François Hollande avec Julie Gayet. « Après les discours de François Hollande et de David Cameron, il y a une conférence où les journalistes français et anglais ont droit à trois questions chacun. Du côté français, on s’est concerté pour poser des questions précises et sérieuses, sur la situation alors tendue en Ukraine par exemple. Mais ce qui intéressait les Anglais, c’était la liaison de notre président. Un journaliste du Daily Telegraph a sorti sous les regards ahuris : « M. Le président, est-ce que vous considérez que vous êtes la risée du monde ? ».

Selon elle, « les Britanniques sont moins prudents, ils rentrent dans le tas. Ce sont des questions incisives et persistantes comme celles que pourraient poser Élise Lucet dans Cash Investigation. Mais au Royaume-Uni, c’est quotidien ».

Amélie Petitdemange.